Le lien entre sommeil perturbé et risque suicidaire est bien documenté, mais les comportements nocturnes susceptibles de moduler ce risque restent mal compris. L’usage du smartphone, omniprésent dans la vie quotidienne, constitue un candidat majeur : il influence le sommeil (lumière bleue, activation cognitive, notifications), mais ses effets varient selon le moment et le type d’activité (usage passif vs actif). L’étude de Jacobucci et al. (2025) propose une approche particulièrement innovante pour clarifier ces dynamiques : la combinaison de mesures passives haute fréquence (« Screenomics ») et d’évaluations écologiques répétées (EMA) auprès d’adultes à risque suicidaire élevé ayant déjà eu des pensées suicidaires.
Le résultat n’est pas aussi tranché qu’on pourrait le croire. Tout dépend non seulement du moment où l’on utilise son téléphone, mais aussi de la manière dont on l’utilise.
1. Une étude très différente des questionnaires habituels
Pour mieux comprendre ce qui se passe la nuit, les chercheurs ont suivi pendant 28 jours 79 adultes ayant présentés des idées suicidaires au cours du dernier mois en combinant deux techniques :
➡️ Des questions très courtes envoyées 6 fois par jour
Les participants répondaient sur leur téléphone à de petites questions sur :
- leurs pensées suicidaires du moment,
- leur sommeil,
- leur niveau de mal-être.
➡️ Une observation réelle de l’utilisation du smartphone
Grâce à un outil appelé Screenomics, le téléphone enregistrait une capture d’écran toutes les 5 secondes lorsqu’il était utilisé.
Résultat : 7,5 millions d’images analysées sur un mois !
Un algorithme détectait si un clavier était affiché :
- clavier = usage actif (écrire, discuter, rechercher…)
- pas de clavier = usage passif (faire défiler, regarder, scroller).
Cette approche évite les erreurs de mémoire et montre ce que les gens font réellement sur leur téléphone, et à quel moment.
2. Ce qui se passe entre 23h et 1h du matin est particulièrement important
C’est la conclusion la plus forte :
➡️ L’usage du smartphone entre 23h et 1h du matin est associé à un risque plus élevé d’avoir des pensées suicidaires le lendemain.
Pourquoi ce moment précis ? Les auteurs avancent plusieurs hypothèses :
- fatigue et baisse des capacités de régulation émotionnelle,
- exposition à des contenus négatifs,
- rumination plus importante tard le soir,
- effet écran avec interférence sur l’endormissement.
3. Un sommeil trop fragmenté pourrait aussi jouer un rôle
Les chercheurs ont mesuré chaque nuit la plus longue période sans utilisation du téléphone (un indicateur imparfait mais indirect du repos nocturne). Ils ont trouvé que :
- un repos continu de 7 à 9 heures était associé au plus faible risque,
- tandis qu’un repos de 4 à 7 heures était lié à davantage de pensées suicidaires.
Ces résultats suggèrent qu’un sommeil coupé ou insuffisant pourrait fragiliser émotionnellement le lendemain.
4. Et si l’usage “actif” était parfois protecteur ?
C’est l’un des résultats les plus surprenants :
➡️ Quand une personne tape sur son téléphone au milieu de la nuit (entre 1h et 5h), elle a en moyenne moins de pensées suicidaires le lendemain.
Cela peut correspondre à :
- écrire à quelqu’un,
- chercher du soutien,
- se changer les idées,
- exprimer sa détresse.
En d’autres termes :
👉 taper un message la nuit n’est pas forcément un comportement de risque.
Il peut même refléter une tentative de faire face à une période difficile.
5. Ce qu’il faut retenir
L’utilisation du smartphone tard le soir (23h–1h) est un signal d’alerte. Qu’elle soit passive, active ou liée à la planification. Ces associations persistent à usage total égal : ce n’est pas la quantité globale d’utilisation, mais le moment de l’usage qui compte.
Un sommeil continu et suffisamment long reste protecteur. Des nuits trop fragmentées peuvent fragiliser l’humeur du lendemain (ce qui est connu depuis longtemps)
Tout dépend du type d’usage :
- passif (scrolling interminable, réseaux sociaux) est toujours plus de risque
- actif (écrire, dialoguer), peut parfois faire du bien
6. Limites à garder en tête
L’étude est méthodologiquement originale, mais plusieurs limites réduisent la portée des conclusions.
Absence de mesures objectives du sommeil. L’absence de capture d’écran “phone-free gap” n’est pas un équivalent fiable de la durée du sommeil.
Usage actif = présence du clavier . Mais ce choix ne permet pas d’identifier l’application utilisée, de qualifier le contenu échangé, de distinguer interaction sociale, recherche d’aide, impulsivité, etc.
Étude observationnelle, qui met en évidence des liens statistiques, mais aucune causalité possible peut en être déduite. Et il y z des données manquantes avec un taux de réponse de seulement 37,9 % pour la qualité du sommeil, et de 68,8 % pour les évaluations sur les échelles. De surcoît, les participants en crise sont souvent ceux qui répondent le moins ce qui introduit un risque de biais.
Les résultats ne s’appliquent pas à la population générale.












